Cheminer vers les faits

X – Tiens j'ai un cas pour toi : je me sens en train de bouillir et je crains d'exploser devant un de mes collaborateurs, que ferait le Lean dans un cas comme ça ?

Moi – Bad news first ?

X – Tu n'as pas autre chose ? Si je commence par la mauvaise nouvelle que je viens de recevoir par email, je suis presque certain de déborder et je n'ai aucune envie de m'énerver devant lui. Je pense que ça ne ferait que bloquer la situation alors même qu'il ne bosse pour nous que depuis deux mois.

Moi – Alors j'ai peut-être une autre carte à jouer. Que connais-tu de cette situation ? Je veux dire dans les détails.

X – Je lui avais spécifiquement demander de ne pas chambouler un process en particulier, parce je savais qu'il serait tenté d'appliquer les recettes de son ancienne boîte chez nous. Et il n'a pas réussi à s'en empêcher : ça me fout en rogne de le découvrir quand c'est trop tard pour revenir en arrière.

Moi – Visiblement tu savais à l'avance qu'il serait "tenté", comment ça ?

X – Parce que j'ai fait la même chose en arrivant ici : en prenant un fournisseur qu'il connaît bien pour avoir déjà bossé avec lui, il se fait mousser triplement. Il peut montrer qu'il fait gagner de l'argent à la boîte - c'est moins cher; qu'il fait gagner de l'argent au fournisseur - pas de mise en concurrence, retour d'ascenseur fait ou à venir; qu'il est devenu indispensable - unique interlocuteur entre eux et nous, au moins à court terme.

Moi – Et comment l'as-tu découvert alors ?

X – Par la bande, au service impression, ils leur manquent une référence : comme le process a changé, il faut revoir certaines fiches techniques. Et comme ils n'ont pas eu l'information en temps et en heure, ça remonte d'un cran puis d'un deuxième et ça tombe sur mon bureau.

Moi – Et ton nouveau collaborateur, il en pense quoi ?

X – Je crois surtout qu'il n'est même pas au courant : la demande pour les fiches techniques doit traîner dans sa pile d'emails non-urgents. D'ailleurs ça aussi, ça me rend dingue. Est-ce si compliqué de faire preuve d'un minimum de réactivité ?

Moi – Excellent, on tient un fil. Est-ce qu'il y a quelqu'un autre, dans un service connexe qui est ou qui sera impacté par ce changement de proccess ?

X – Attends que je réfléchisse un peu. À court terme, j'imagine qu'à l'entrepôt ils pourront faire face : ils sont assez flexibles pour s'en accommoder. Mais à moyen terme, c'est le directeur R&D qui pourrait avoir des surprises : il a peut-être des idées qui ne pourront plus passer en production. Je crois me souvenir qu'il voulait tester bientôt des trucs pour la prochaine gamme. Et surtout pour ma propre stratégie long terme de mitigation des risques géo-politiques, c'est le bazar intégral ! Sans compter tous ceux qui avaient développé des relations directs avec le fournisseur mis sur la touche : là, ça devient impossible à mesurer.

Moi – De mieux en mieux...

X – Comment ça de mieux en mieux ? À chaque fois que j'envisage de nouveaux problèmes, tu a l'air de t'en réjouir.

Moi – C'est que le Lean, ça peut être fun... En tout cas pour moi, voici donc ce que je te suggère de faire : tu vas voir ce collaborateur et tu lui proposes d'aller examiner ensemble le problème au service impression. Les deux vont devoir se parler en ta présence et donc sous ton autorité, tu sers juste de catalyseur pour leur confiance mutuelle. Et tu ouvres grand tes oreilles : de ton côté, tu es en phase de collecte d'informations.

X – Mais je suis certain qu'ils voudront que je tranche en faveur de l'un ou de l'autre : l'ancien process était-il "sous optimisé économiquement" ou "stable et résilient" ? le nouveau est-il "trop perturbant" ou "plus économique" ? Et en plus il faudra le faire à chaud, sur le champ !

Moi – Pourtant que je sais bien que "cheffer" n'est pas ta tasse de thé, la colère que tu ressens te le rappelle. Voici donc l'opportunité de transférer un peu de ton leadership sur leur relation. Pas à l'un ou à l'autre, mais bien sur leur inter-relation. Sans oublier qu'il faudra faire la même chose du côté du service logistique puis de la R&D... Et enfin quand vous évoquerez tes orientations géo-stratégiques tu seras probablement moins sur les nerfs.

X – Et quand est-ce que je dois décider alors ?

Moi – Tu as déjà décidé d'éviter d'exploser devant ce collaborateur, une sacrée résolution quand même.

X, taquin – C'est vrai que tu as presque réussi à me détendre.

Moi – Bingo : tu viens de franchir le premier des pré-requis d'un gemba walk, déconnecter le cerveau reptilien, celui du réflexe. L'étape d'après, c'est de voir avec ses pieds et penser avec ses mains.

X – Je sens que tu connais la suite, je me trompe ?

Moi – Pas vraiment, je tente juste de t'amener sur le chemin du TWI, avec son Job Relation : d'abord les faits, d'abord le terrain.

X – Et ensuite ? Parce que j'imagine que ça ne s'arrête pas là quand même.

Moi, semblant d'être menaçant – D'abord les faits... Sinon c'est moi qui pourrait m'énerver !

Ensauvager l'apprentissage

X – J'ai été assez surpris par ta présence parmi les auditeurs de la dernière masterclass de l'Institut Lean France. Vu le nombre de posts que tu publies, je pensais plutôt te croiser dans un évènement où tu serais locuteur...

Moi – C'est peut-être flatteur mais je crois surtout que c'est se méprendre sur le rôle de l'apprentissage.

X – Tu veux dire que tu découvres encore des choses précieuses quand tu écoutes d'autres praticiens Lean parler de leurs expériences ?

Moi – Et pas qu'un peu ! J'ai même un souvenir très précis lors de la session que tu évoques : quelle est la première étape quand on découvre un problème ?

X – C'est vrai que ça m'avait marqué aussi : au lieu de corriger le problème au plus vite, la réponse au sein de Toyota était de trouver un leader pour ce problème.

Moi – On est quand même loin du réflexe classique, celui qui consisterai à corriger la situation au plus vite.

X – C'est dans ces cas-là que je revois mon ancien directeur débarquer dans le bureau et exiger une solution sur le champ : j'imagine qu'il se plait encore dans cette posture du pompier-qui-peut-décider-et-faire-faire.

Moi – Et pour moi c'est une mise en lumière d'une pratique qui était devenue régulière chez nous : mettre un post-it avec son nom, une date et quelques mots décrivant un problème sous le panneau du kaizen d'un salarié. On lui notifie donc que ce problème rentre potentiellement dans son périmètre et qu'il peut revenir à la source au moment opportun.

X – Je comprends encore moins : comment as-tu été surpris par un énoncé si tu le mets déjà en pratique dans ta boîte ?

Moi – Parce que justement je n'avais pas encore fais ce saut conceptuel : avec un slogan comme "trouver un problème, chercher le leader", il devient plus facile de systématiser cette approche dans tous les types de problème qu'on peut rencontrer.

X – As-tu eu d'autres moments similaires lors de cette session ?

Moi – Oui : le "rangement vertical". Parce que si on peut entasser des objets sur une étagère, ils tomberont s'ils ne sont pas accrochés au panneau vertical, indiquant au passage qu'ils ne sont pas à leur place !

X – On est quand même loin de tes bureaux : je n'imagine pas qu'on puisse y trouver un seul de ces panneaux verticaux avec crochets, attaches et autres trous de fixation.

Moi – N'empêche que cette image m'aura marqué, même sans avoir trouvé - jusqu'à présent - comment elle peut s'appliquer à des lignes de code.

X – Dois-je comprendre que tu y cogites encore ? Il y a pourtant un gouffre entre des objets physiques soumis à la gravité et des mots interprétés par un compilateur.

Moi, songeur – C'est marrant que tu parles de gravité : je n'avais pas pris le problème sous cet angle. Que serait au code serait ce que la gravité est aux objets physiques ?

X – Attention, ça peut vite tourner à la question philosophique.

Moi – Sauf que je fais ça en continue : là où certains pensent que "Le Lean n’est ni plus ni moins qu’une démarche d’analyse de la valeur appliquée à grande échelle", sous-entendu que n'importe qui peut la faire et qu'il suffirait de le vouloir, je tente plutôt de comprendre comment de petites bribes de TPS peuvent s'appliquer à mon domaine. Par exemple, dans le développement logiciel : où est le gemba ? qui sont les opérateurs sur la chaîne ? Je te propose deux cadres différents : les opérateurs peuvent être tes développeurs (des humains) ou tes lignes de code (une abstraction).

X – Dans ce premier cas, c'est facile : le gemba c'est le bureau avec le clavier et l'écran. Mais j'anticipe que tu considères aussi les serveurs comme un gemba.

Moi – Bingo ! Et là il y a un monde complet qui s'ouvre. Par exemple le fameux cercle de craie que Taiichi Ohno imposait à ses assistants pour apprendre à regarder : peux-tu passer une heure à regarder un serveur et tenter d'y voir quelque chose ?

X – Tu voudrais me faire rentrer dans la matrice ?

Moi – Bien sûr que non, mais on peut créer des lunettes bien particulières pour comprendre le système de l'intérieur : Simon Wardley explore ces lunettes avec son concept de moldable software. On a ainsi pris de vraies claques en explorant les load dans des boucles : quand tu sais qu'un load fait un appel à la base de données et qu'on découvre un de ces appels dans 5 boucles imbriquées, je te laisse imaginer les dégâts en terme de performance. Et je te laisse divaguer sur ceux qu'apporteront le vibe coding.

Quand un canard en plastique regarde le gemba

Moi — C'était sympa de faire un gemba chez nous hier.

X — Oh tu sais, je n'ai pas fait grand chose : juste pointer là où je comprenais des trucs et là où je ne captais pas grand chose.

Moi — N'empêche que tu as appuyé là où ça faisait mal. La fin de l'année est un des moments où je me pose des tas de questions pour ré-orienter les équipes. J'avais commencé par supprimer un certain nombre de zones au coeur de notre obeya, sans pour autant les remplacer : je m'en suis mordu les doigts en imaginant mes propres équipes attendre la suite, un peu perplexe de ce vide.

Un canard en grande discussion avec un monsieur en cravate

X — J'ai quand même eu l'impression de faire du "rubber duck gemba walk", comme on ferait du "rubber duck debugging" sur du code bien poilu. En te voyant articuler tes problématiques à l'oral - et presque au pied levé - je voyais bien que ça cogitait là-dessous. Et c'est tout l'attrait de ces gemba walks improvisés quand la confiance est pré-existante : même quand je découvre un environnement entièrement nouveau, les lunettes Lean révèlent des trucs intéressants, quand bien même ils m'échappent ! C'est puissant et troublant à la fois.

Moi — Tu ne penses pas si bien dire : ça m'a juste botté les fesses. Je tournais autour du pot depuis de trop longues semaines.

X — Alors ça donne quoi ?

Moi — Remettre des étoiles du nord en haut de nos murs : "50 clients en plus" d'une part et "10 clients qui nous adorent" d'autre part.

X — Je distingue déjà des efforts qui doivent guider tes équipes sur du Just-in-Time pour la première et du Jidoka pour la seconde. Je me trompe ?

Moi — Même pas ! On revient toujours au basique... C'est d'ailleurs ce que je retiens de ton passage d'hier : il y a tellement de techniques dans le Lean qu'il est très facile de se fourvoyer dans les outils. Alors même que la stratégie peut être très simple : il suffit souvent de commencer par aller chercher les problèmes des clients. Puis d'y faire face !

Pour qui est ce tableau ?

Moi — Excuse-moi de ce contre-temps, j’ai été pris par un coup de fil impromptu.

X — C’est surtout à moi de te remercier : tu n’étais pas obligé de me faire la faveur d’un accueil dans tes bureaux. Et puis je n’ai pas perdu mon temps : comme tu m’en avais donné l’autorisation, je me suis promenée à travers ton obeya.

Moi — C’est vrai qu’il y a de la matière avec des zones pour chaque kaizen, celle pour la Chief Engineer, celle de nos « gembas code » réguliers et mes propres tableaux de pilotage financier.

X — Je te confirme qu’on voit bien que ceux-là vivent : il y a des post-its, des traces de feutre ou de crayon gris.

Moi, curieux — Alors ? Je sens que tu as vu quelque chose qui te chiffonne.

X — Il y a bien cette zone là-bas : vous y avez scotché un tas de captures-écran. Vous avez obtenu une belle grille, plutôt harmonieuse, mais il n’y a aucune trace de vie. D’où ma question : qui la maintient dans ce coma artificiel ? Et plus important encore : pour qui ?

Des tableaux dans le vent
Des tableaux dans le vent

Moi — Je vais répondre à tes questions, mais laisse-moi faire un bref aparté : je suis toujours bluffé quand un sensei passe dans des bureaux et « voit » un truc aussi important et aussi rapidement.

X — En même temps, c’est à ça qu’on s’entraine tous les jours.

Moi — Donc pour revenir à ta question : lors de sa veille régulière, notre responsable communication en profite pour alimenter ce mur de la concurrence avec principalement des captures-écran de leurs sites web. Il nous a beaucoup servi pour affiner son périmètre quand elle est arrivée dans l’équipe. Et il me servait aussi dans mon rôle de Chief Engineer.

X — Et pourquoi ce mur est-il mort alors ?

Moi — Alors qu’elle prenait la mesure de son poste et qu’elle gagnait en confiance et en autonomie dans ses tâches, mon rôle aussi a changé : si je reste bien le gérant de No Parking, la casquette de Chief Engineer pour Opentime s’est déplacée sur la tête d’un autre membre de l’équipe.

X — Et tu l’aurais privé de ce qui te nourrissait !

Moi, espiègle — Vas-y tu peux y aller ! J’ai compris… Et je suis déjà en train de réfléchir comment redonner vie à ce mur depuis 5 minutes.

X, intriguée — Alors !?

Moi — Je sens qu’on va reparler « émotions » avec la Chief Engineer. Cela fait bientôt un an qu’on tourne autour : ce mur de la concurrence nous offre un beau terrain d’exploration pour un prochain gemba. Il devrait au passage changer de propriétaire.

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